INDIENS D'AMAZONIE
- Le 28/08/2019
Immersion dans la communauté Shiwiar...
Chasse à la sarbacane, préparation de la chicha, pêche au barbasco: durant plusieurs jours, nous avons partagé le quotidien de ce peuple intimement lié à la plus grande forêt tropicale du monde.
Indiens d'Amazonie : immersion dans la communauté Shiwiar...
Le territoire des amérindiens Shiwiars se cache au sud-est de l'Amazonie équatorienne. Cette zone de forêt primaire, uniquement accessible par avion, est le refuge de 750 natifs qui partagent leur culture avec celle de Shuars et des Achuars. Le peuple Shiwiar est entré en contact avec le monde « moderne » en 1941, lors de la guerre entre l'Equateur et le Pérou.
Aujourd'hui, face aux multiples menaces qui pèsent sur l'Amazonie, la population lutte pour protéger ses terres d'une déforestation agressive. Durant deux semaines, Pancho et Nelly, jeune couple Shiwiar de la communauté de Juyuintza, nous ont accueillis dans leur humble demeure et ont partagé leur quotidien. Récit d'une immersion hors du commun, il y a déjà 10 ans...
Envol vers la jungle amazonienne
Aéroport de Puyo, province de Pastaza, Equateur.
Après deux jours d'attente, les conditions météorologiques s'améliorent. Depuis la piste de décollage, pourtant, le temps ne nous inspire pas plus confiance : le plafond nuageux est bas, les averses régulières mais, nous assure-t-on, il y a une petite fenêtre. L'occasion à ne pas rater. Enfin. Avant de grimper dans notre petit coucou, nous pesons les sacs de vivres et les bidons de fuel que nous emportons. L'avion en question peut accueillir cinq personnes et nous ne sommes que deux. Alors, pour optimiser le trajet, nous chargeons le plus possible tout en gardant un œil sur la balance, car chaque kilo est compté. Marie-Anne s'installe à l'arrière. Coincée dans l'encombrement de notre chargement, elle n'est pas l'image de la décontraction. Pour ma part, j'ai les genoux écrasées contre le tableau de bord. Je suis assis à côté du pilote, trois fois plus volumineux que moi. Lui tient tout juste entre le dossier de son siège et les commandes de son engin. Il enfile ses gants, lance le moteur et se range sur la piste, prêt au décollage. Les derniers réglages semblent effectués, l'accord radio est donné. Notre aviateur fait une prière et met les gaz. Ca y est, nous nous envolons.
La ville de Puyo rétrécit à mesure que nous gagnons en altitude. Trois minutes plus tard, nous plongeons dans un épais nuage gorgé de pluie. L'avion tremble de partout, le brouhaha sonore m'oblige à crier pour me faire entendre de Marie-Anne, pourtant à quelques centimètres derrière moi. Plus aucune visibilité, le « whiteout » total. Le pilote est impassible, les yeux rivés sur un ordinateur de bord dont on ne sait s'il fonctionne vraiment. Personne n'a l'air rassuré et nous savons que les accidents sont vite arrivés ici. Une certitude : aucun atterrissage ne sera possible avant destination car, sous nos pieds, à perte de vue, il n'y a plus que l'Amazonie.
Un réservoir de biodiversité
L'immensité et la richesse naturelle de la forêt amazonienne vont bien au-delà des mots. Cette étendue recouvre quelques 6 millions de km² et concentre plus de la moitié de la superficie mondiale des forêts tropicales. En son cœur, l'artère Amazone et ses affluents : plus de 6 000 km de fleuves et de rivières. Le Brésil est le plus grand détenteur de ce manteau vert : près des deux tiers de la jungle amazonienne lui appartiennent. Le reste est partagé entre la Bolivie, le Pérou, la Colombie, le Venezuela, la Guyane française, le Guyana, le Surinam et l'Equateur, que nous survolons.
Donner un chiffre précis du nombre d'espèces peuplant ces étendues boisées reste un défi scientifique international, mais on considère généralement qu'une espèce sur dix décrites à ce jour vit en Amazonie. On y trouve la plus grande diversité de plantes, plus de 100 000 espèces d'invertébrés, 3000 de poissons, 1300 d'oiseaux, plus de 700 de reptiles et d'amphibiens et environ 400 mammifères.
L'ouakari chauve, le jaguar, la loutre géante, le tapir du Brésil, le coq-de-roche, l'hoatzin, le piranha, sont parmi les espèces emblématiques et endémiques de ces régions. Le compte est encore loin d'y être car une multitude d'êtres vivants échappent toujours aux inventaires scientifiques. Un récent rapport du WWF (« Amazonie vivante, dix ans de découverte ») fait état de quelques 1200 nouvelles espèces identifiées entre 1999 et 2009 : sans compter les milliers d'invertébrés (dont 503 nouvelles araignées), on y découvre 637 nouvelles plantes, mais aussi 357 poissons, 216 amphibiens, 55 reptiles, 16 oiseaux et 39 mammifères !! De nouveaux dendrobates multicolores (dont Ranitomeya amazonica), un anaconda de quatre mètres (Eunectes beniensis), un perroquet chauve (Pyrilia aurantiocephala) et un dauphin bolivien de rivière (Inia boliviensis) sont quelques unes des grandes surprises vertébrées de ces études.
La forêt des hommes
La partie la plus occidentale de l'Amazonie se situe en Equateur, où elle recouvre près de la moitié de sa superficie, sur tout l'est du pays. Cette région, appelée Oriente, est la plus isolée et la moins peuplée de l'état équatorien mais Kichwas, Shuars, Shiwiars, Huaoranis, Cofans, Secoyas, Sionas, et Achuars sont parmi les groupes ethniques qui y vivre encore. Ils offrent une valeur culturelle inestimable au pays. L'Oriente ne paie pas de mine comparé à la superficie forestière totale de l'Amazonie : elle n'en représente que 2%. Pourtant, bien des regards se tournent vers cette zone, notamment vers le parc national de Yasuni, une réserve de Biosphère de 9820 km² considérée par les scientifiques comme l'endroit sur Terre le riche en biodiversité.
Notre objectif est à une heure de vol, au cœur de la forêt primaire amazonienne, à la frontière avec le Pérou. Nous rejoignons le village Shiwiar de Juyuintza, une communauté totalement isolée qui partage la même culture que celle des Ashuars et des Shuars. L'avion est le seul moyen d'accès pour atteindre leur territoire, situé le long de la rivière Pastaza. Une rencontre avec Pascual Kunchicuy, quelques jours plus tôt à Puyo, est à l'origine de cette aventure. Né Shiwiar et conscient des dangers qui pèsent sur le devenir de son peuple, Pascual a décidé de s'installer en ville pour mener une lutte administrative et politique contre le gouvernement équatorien.
Les Shiwiars sont entrés en contact avec le monde occidental durant la guerre entre le Pérou et l'Equateur, en 1941. Depuis, peu d'intrusions étrangères les ont perturbés mais l'exploration pétrolière est devenue si incontrôlable qu'elle menace le territoire de ces indiens. Les territoires traditionnels des Shiwiars ont été récemment légalisés, faisant de ce peuple une nation. Cela ne suffit pas cependant à les protéger, eux et leur forêt, d'un Etat qui vise leur intégration forcée et qui vendrait volontiers leurs terres à une multinationale peu scrupuleuse dans l'exploitation du bois ou du pétrole.
Pascual a donc créé en 2000, en accord avec les communautés concernées, la fondation « Shiwiar sans Frontières » avec comme objectif de nationaliser l'ensemble du territoire Shiwiar, vaste de plus de 100 000 hectares. Dans ce contexte, il cherche à développer un projet d'écotourisme communautaire qui pourrait promouvoir la culture Shiwiar et la biodiversité de leurs terres à un niveau international. Avant sa rencontre, nos idées étaient claires à ce sujet. Nous ne voulions pas forcer une expérience avec des indiens non contactés, encore moins cautionner un tourisme ethnologique irrespectueux où l'indien est prisonnier d'un système proche du zoo, contraint de se dénuder ou de fabriquer un masque en bois pour assouvir les fantasmes du touriste occidental. Pascual, après une rencontre sincère et une longue discussion quant aux projets qu'il mène, nous propose de vivre dix jours avec les siens, dans l'espoir que nous donnerons écho à leur combat. Nous acceptons et faisons maintenant partie des premiers à vivre l'aventure Shiwiar, dans un contexte qui respecte nos convictions.
Première immersion en territoire Shiwiar
Cinquante minutes de vol se sont écoulées. Les nuages ont fini par disparaitre et le ciel s'éclaircit. Tout autour de nous, l'Amazonie à perte de vue. Difficile d'imaginer à quel point cet environnement rétrécit comme peau de chagrin tant l'immensité nous impressionne. Un peu plus loin, une tranchée herbeuse se détache de la forêt: notre piste d'atterrissage. Nous achevons notre vol sans encombre, déjà encerclés par les enfants du village pour qui l'arrivée d'un avion est une attraction. Nous sommes accueillis par Pancho et Nelly, jeune couple d'une vingtaine d'années, déjà parents. L'âge ici n'a pas grande importance. Les jeunes enfants, très vite autonomes, se comportent comme des adultes et les conditions de vie difficiles vieillissent tous les visages. Quant à l'espérance de vie, sans avoir de données précises à ce sujet, elle n'est certainement pas bien élevée.
Les Shiwiars connaissent l'existence du monde urbain. Certains s'y rendent occasionnellement. Deux fois par semaine, un contact radio est établit avec les bureaux de la fondation à Puyo. Très vite, nous faisons le compte des objets présents ici et que nous associons à notre quotidien dit « civilisé ». Quelques vêtements par famille, de rares paires de bottes, des réservoirs d'eau en plastique, des brosses, des chaudrons, un peu de vaisselles, du savon, des lampes torches dont les piles manquent la plupart du temps. Sur la berge, une barque, taillée d'une seule pièce dans un tronc d'arbre : un moteur fraîchement acheté pour la communauté l'accompagne et permet de longs déplacements au compte goutte, selon les arrivages de fuel et les possibilités de financement, très variables.
Nous plantons la tente sous un abri de troncs et de palmes. Chaque famille bâtit sa maison sur ce même modèle. Chiens, poules, perruches ou aras hyacinthes domestiqués nous entourent. Pancho est l'un des rares à parler espagnol. Ce sera notre guide ces prochains jours et c'est en sa compagnie que nous découvrirons la culture Shiwiar. Dès notre arrivée, il nous emmène saluer les familles voisines. A chaque fois, nous sommes accueillis avec un bol en terre cuite rempli du breuvage local, la chicha. Cette boisson épaisse est faite à partir de yucca, une plante à la base de leur alimentation. Ses longs tubercules sont bouillis, écrasés puis mis à fermenter dans un grand réservoir avant d'être mélangés à l'eau de la rivière. En observant les femmes mâcher puis recracher le yucca broyé, nous apprenons que la fermentation est initiée par es enzymes contenues dans la salive. Bref, ce mélange, laissé à fermenter plusieurs jours, dilué dans une eau marron et servi par des mains boueuses, marque nettement la rupture avec le monde que nous venons de quitter. Nous en boirons plusieurs litres, plus par politesse que par goût. La boisson est horriblement mauvaise.
Au fil des jours, nous nous imprégnons de cette vie. Avec les femmes et leurs jeunes bambins, sans cesse trimballés à dos, nous allons travailler dans les champs de yucca, ici appelés « chacras ». Une tâche épuisante, à la force des bras, qui leur est dédiée. Nous participons également aux ateliers de poterie, entretenons la braise qui brûle en permanence sous les toits, cuisinons et élaborons la fameuse chicha. Les hommes ne sont jamais assignés à ces tâches du quotidien et, ici aussi, nous ressentons un certain machisme. Les femmes assurent en permanence le service de la chicha à un aréopage masculin, dont chaque membre est aligné sur des bancs et ne lèverait pas le petit doigt pour aider une jeune fille particulièrement assidue dans cette mission.
Parfois, nous accompagnons les enfants à l'école dans l'atypique salle de classe en plein air et partageons avec eux d'agréables baignades dans la rivière. Les scènes de vie déroutantes à nos yeux d'occidentaux s'enchaînent : en plus de ces vieilles dames à moitié édentées qui crachent dans nos bols de chicha, s'ajoutent les images de cet enfant de douze ou treize ans qui rentre seul de la chasse avec un agouti sous le bras, de cette femme qui « tond la pelouse» autour de sa hutte à coups de machettes ou de cet homme qui se bat contre une vipère fer-de-lance de deux mètres de long venue trop près des habitations. Pancho, quant à lui, nous enseigne les rudiments de la vannerie et nous accompagne en forêt pour observer la faune et la flore, chasser ou pêcher.
Chasse, pêche et traditions
Lorsqu'il part en chasse, Pancho est vêtu d'un jean, d'un tee-shirt et de bottes. Dans sa main droite, une machette. Si son utilité est évidente pour débroussailler le chemin, elle est surtout nécessaire pour se repérer car, dans le sous-bois, il est très difficile de s'orienter. En coupant à hauteur de genoux la végétation à intervalles réguliers, il se laisse des marques pour indiquer le chemin de retour. Pancho ne fait donc pas de boucles à l'aveuglette dans la jungle mais effectue une percée, guidé par l'instinct, par laquelle il rentrera. Dans sa main gauche, une sarbacane, son instrument de chasse. Une pièce en bois de trois mètres, creusée sur toute sa longueur, qu'il a achetée une petite fortune à une communauté péruvienne voisine. Autour du cou, un carquois fait d'un tronçon de bambou sur lequel s'attache une calebasse évidée, bourrée de fibres cotonneuses. Le carquois contient une série de flèches taillées dans des tiges de palmiers. Leur embout est enduit d'un poison végétal et est tailladé d'une légère encoche faite avec une mâchoire de piranha : une méthode simple destinée à faciliter la rupture de la flèche au moment où la pointe rentrera dans les chairs de l'animal. La fabrication du poison, probablement à base de curare, est tenue secrète et Pancho doit troquer aux péruviens peaux de pécaris et tortues pour quelques cuillerées de cette précieuse mixture.
Pancho chasse loin du village, une à deux fois par semaine maximum. Lorsqu'il s'enfonce dans la forêt, il se laisse guider par le son des animaux qu'il imite à la perfection. L'un de ses mets préféré est le singe laineux mais les Shiwiars mangent tout type de viande, du tatou aux petits oiseaux. La chasse à la sarbacane présente l'immense avantage, face aux tirs de carabine, d'être silencieuse. Avant notre départ, Pancho nous a initiés à cette pratique. Notre cible était une racine de yucca empalée à un mètre du sol sur une tige de bois. A quelques mètres de distance, nous avions réussi à planter deux ou trois flèches dans le tubercule.
Mais cette fois, dans le vif de l'action, la proie est à plus de vingt mètres et au-dessus de nos têtes : l'équilibre à gérer de la sarbacane dressée à la verticale et la puissance du souffle requis n'ont rien à voir. Pancho, discret comme un chat et d'une précision à peine croyable, fait mouche à chaque fois. Ses premières proies sont des oiseaux maigrelets qui ne le satisfont pas : ce seront des appâts de pêche pour attraper des piranhas. Pancho veut manger du singe. Après de longues heures, il finira par en abattre deux, qu'il ira récupérer pieds nus en haut des arbres et qu'il transportera dans un sac à dos, construit en dix minutes avec une écorce et des feuilles de palmiers trouvés à proximité. Ramenés au village, les primates feront la joie de toute la famille sur plusieurs repas. En leur compagnie, nous goûterons à la soupe et au barbecue de singe. Un bien meilleur souvenir que la chicha.
La pêche, elle aussi, est restée traditionnelle. Si plusieurs méthodes sont adoptées, avec ou sans filet, une en particulier à marquer nos esprits. Elle se pratique grâce aux racines du « barbasco », un arbuste cultivé dans la « chacra ». Ses longues racines sont arrachées à la terre et emportées au bord de la rivière choisie comme site de pêche. Sur les berges boueuses, elles sont écrasées à grand coup de bâton puis trempées dans la rivière. Un liquide visqueux, blanchâtre s'en échappe et se dissout dans le cours d'eau telle une traînée de lait emportée par le courant. Cette préparation nécessite beaucoup d'efforts et la pêche en elle-même se fait à plusieurs : les femmes y participent également. Le poison libéré, aux propriétés débilitantes, « assomme » tous les poissons de la rivière qui, comme privés d'oxygène, remontent à la surface. Pour Pancho et ceux qui l'accompagnent, il ne reste plus qu'à descendre la rivière et ramasser le fruit de leur pêche. Une excellente méthode pour appréhender la diversité des poissons d'eau douce !
La tranche de vie partagée durant dix jours avec les Shiwiars est sans conteste l'expérience la plus forte de nos deux années passées dans la « selva » néotropicale. Jamais nous n'avions vécu la jungle ainsi. Oublié le confort, oublié le gaspillage, oubliés les besoins imposés par la surconsommation de nos sociétés. C'est une vie au jour le jour, au rythme des difficultés du quotidien. Savoir que la communauté de Juyuintza, comme tant d'autres en Amazonie et dans le monde, est menacée par nos excès est un crève coeur car, ici, c'est l'économie du rien qui prédomine. Aujourd'hui, la fierté des Shiwiars envers leur culture, leur refus du monde moderne et le combat que mènent Pascual et ses proches méritent notre attention. Leurs voix ne sont peut-être pas assez puissantes pour traverser les frontières, alors espérons que ce récit et la triste actualité que doit affronter la plus grande forpet du monde leur donnent un écho supplémentaire...
RETROUVEZ CETTE AVENTURE EN VIDEO DANS LE FILM "SELVA" !